Enseigner à Vancouver: un choc culturel



  Ce chapitre est un journal de voyage. Il n'a pas pour but de défendre une méthode d'enseignement contre les autres. La pédagogie est un art qui épouse les contours de l'environnement culturel, des besoins d'une époque, des moyens disponibles.

L'arrivée au Canada

   J'ai initialement enseigné dans un lycée français qui dépendait du consulat de France. J'y préparais des élèves au baccalauréat français. J'y retrouvai mes marques, mais on me demanda de perdre quelques mauvaises habitudes, comme celle de rendre publiques les notes des élèves: elles font partie de la vie privée. Je fus étonnée du niveau de bruit dans les classes de langue vivante et l'interprétait, à tort, comme du chahut. Les élèves me tutoyaient, c'était plutôt mignon et n'était en rien un manque de respect. L'adaptation fut aisée et pleine de bonnes surprises.

   Quand j'arrivais à Vancouver, le choc culturel fut immédiat. La physique était très différente de celle que j'avais apprise et enseignée en France: beaucoup d'expériences main-à-la-pâte, des questions conceptuelles aux examens, des élèves qui n'avaient eu que trois heures de mathématiques en Première et en Terminale: il fallait trouver des explications basées sur autre chose que les équations. Un enseignement à la carte où les élèves décident des matières qu'ils étudient, et par conséquent une grande variété de bagages scolaires. Une population étudiante pluriethnique avec une variété de définitions du savoir et du succès. Par exemple, pour un élève Chinois, il est valorisant de répondre à un problème sans fournir aucune explication, et de préférence en faisant du calcul mental. Il lui faut du temps pour comprendre qu'au Canada on gagne des points pour expliquer sa démarche. A Vancouver, les écoles secondaires ne servent pas qu'à transmettre des concepts académiques abstraits. Leur rôle premier est de former des citoyens: travailler sur le vivre ensemble, sur l'esprit de communauté, et faire que l'adolescence devienne une fête (découverte de soi, développement de l'estime de soi, respect des différences, développement du corps par le sport, prise de responsabilités). Je rencontrai même une certaine méfiance à l'égard des connaissances « livresques », voire une forme d'anti-intellectualisme. Il me fallut trouver un moyen de m'immerger dans cette culture pour pouvoir continuer à enseigner.

Corbeau et coyote

   Je décidai de reprendre les études : une licence et un Master à la faculté d'Éducation. En Amérique du Nord, les universités sont pluridisciplinaires, ce qui permet entre autre aux élèves d'avoir des licences panachées (par exemple, physique et philosophie). Mon université a des départements aussi variés que théologie ou management de la forêt. Le département des Premières Nations est construit en terre sacrée Salish et comprend une salle pour les cérémonies traditionnelles faite de troncs de cèdres décorés comme des totems. Mes professeur(e)s venaient d'origines très diverses. Ceux qui m'ont transformée en profondeur étaient tous les deux d'origine autochtone. Qui ils sont m'apprit autant que ce qu'ils m'ont dit : ils ont tous les deux une grande qualité de présence. En conférence, elle parle dans la bouche d'un coyote, il est un corbeau, et tous deux interviennent en tant que «tricksters»: avec beaucoup d'humour, ils posent des questions qui dérangent, soulignent les incohérences des lignes de fuite tracées par la pensée occidentale.

Importance de l'expérience

   Coyote et Corbeau m'ont appris qu'un enseignement qui compte, qui prend racine, c'est un enseignement qui s'appuie sur l'expérience personnelle des élèves. Expérience vécue qu'ils mettent en commun, ou expérience qu'ils développent en classe en manipulant des objets, ou en travaillant sur des projets. Le cheminement entre modèle personnel du monde et acceptation du modèle présenté par l'enseignant ne se fait pas par la force, ni par le dogme, ce qui engendreraient une réaction de rejet, mais en douceur, comme un accompagnement : « Be the guide on the side, not the sage on the stage. »1 L'enseignante n'est plus le centre névralgique ; elle cherche à se dissoudre dans le continuum de la communauté. Pour éviter les chahuts, elle cultive une culture du respect et s'assure que les élèves sont en permanence impliqué(e)s dans des activités qui demandent toute leur attention. Tous les travaux de groupe sont notés ou présentés en public.

Qualités

   La généralisation gomme les qualités. Le mot « chaise » n'évoque pas la variété, la créativité et la beauté que l'on trouve dans un musée des arts décoratifs. De même, le symbole P (pression) ne suffit pas à raconter toutes les histoires du monde où il est impliqué : cachalot qui descend vers les abysses des fosses de l'Atlantique, mal de tête, gonflage de pneus, cohésion du soleil, volcans. Il ne s'agit pas de rejeter la généralisation, elle a sa place et son utilité, mais d'avoir conscience de ses limites et de voir qu'elle nous abstrait du monde vécu. 
   Vandana Shiva, ancienne physicienne et éco-activiste indienne, a fait une très beau discours sur le PIB : la manière dont nous sacralisons ce nombre efface les réalités qu'il sous-tend. Par exemple, une personne qui tombe malade fait augmenter le PIB, puisqu'elle a besoin de services, mais un fermier qui produit ses propres semences et nourrit sa famille n'y contribue pas.

   Aristote s'intéressait aux qualités, aux catégories, ce qui ne l'amena pas bien loin en physique. La révolution scientifique de la Renaissance changea de cap : Kepler, Galilée, Newton et Descartes réalisèrent l'importance de mesurer des quantités pour faire de la science. Pour Galilée, tout quantité qui ne peut pas être mesurée est subjective. Pour eux, la science doit s'écarter du bon sens, et les mathématiques sont le langage dans lequel sont encryptés les secrets de la nature. Pourtant, s'affranchir de nos sens est un leurre, nous ne pouvons fonctionner sans eux: Galilée mettait l'oeil à sa lunette et dessinait les montagnes de la Lune à la main, Kepler et Newton n'auraient pas pu inventer de nouveaux télescopes sans le regard et le toucher. Nous sommes des êtres de chair, nous utilisons notre expérience sensorielle du monde pour donner du sens à tout ce qui nous entoure.

Un acte collectif

   Apprendre les sciences, c'est intégrer une communauté de praticiens. Apprendre leur langage, se familiariser avec leurs non-dits, s'intégrer dans leurs pratiques. Voir le monde depuis le même angle de vue, définir les mêmes priorités.
   
   Pendant des siècles, le professeur s'est tenu sur l'estrade pour lire un livre. En anglais, on dit encore de nos jours qu'il fait une « lecture ». Cette tradition remonte à une époque où peu de gens savaient lire et où les livres étaient rares. Depuis les années 1990, de nombreuses recherches ont montré que les élèves qui suivent des cours magistraux développent une faible compréhension des concepts. A l'époque du multimédia, cette méthode apparaît de plus en plus comme désuète.

   En 1906, le physicien Robert Millikan a introduit le concept de travaux pratiques : il voulait aider les élèves à comprendre les concepts difficiles en mettant la main à la pâte. Les T.P. sont le lieu où on se confronte à l'imperfection et à la complexité du monde réel, aux caprices de l'instrumentation. Ils ressemblent malheureusement trop souvent à des instructions de montage Ikea, au lieu d'offrir un espace de liberté où les errances et les erreurs sont les bienvenues. Comme le disait Bohr: "Un expert est une personne qui a fait toutes les erreurs qui peuvent être faites dans un domaine très étroit."

   Les travaux dirigés sont un espace en pleine mutation et le lieu privilégié pour les travaux de groupe. Ils permettent de mettre en avant un modèle où l'intérêt collectif passe avant les intérêts individuels. A l'heure où les problèmes à résoudre se complexifient, et où l'on découvre l'importance du troisième cerveau (celui créé par nos interactions avec les autres et nos neurones miroir2 ), la classe devient un lieu d'expérimentation de l'intelligence collective.

   Les scientifiques ne travaillent pas dans des tours d'ivoire mais par mises en commun de compétences. Des tendances similaires se dessinent dans de nombreux milieux professionnels. L'école peut former aux compétences du vivre ensemble. Certains enseignants s'interdisent de parler plus de dix minutes d'affilée, parce que c'est la durée pour laquelle l'attention d'un(e) élève est maximale : ils enchaînent aussi vite que possible sur des séquences d'enseignement actif.

Quête de sens

   A la fin de mes études scientifiques, fière d'avoir intégré le cercle fermé des sciences dures, je souscrivais à l'opinion de Lewis Wolpert3, un éminent biologiste Britannique. Dans the unnatural nature of science4, il dévalue le rôle joué par les pensées inconscientes et l'intuition. Il affirme que la science fait peur au grand public parce qu'elle n'est fondamentalement pas basée sur le bon sens5. Les raisonnements ordinaires ne permettront jamais de comprendre la nature de la science. Les concepts scientifiques sont, à part quelques rares exceptions, contre-intuitifs : ils ne peuvent être acquis par une simple observation des phénomènes et sont souvent inaccessibles à l'expérience quotidienne. D'après Wolpert, le bon sens induit en erreur quand il est appliqué à des problèmes qui requièrent une pensée rigoureuse et quantitative.

   Ce que je lis en filigrane du discours de Wolpert, c'est que la science n'est accessible qu'aux esprits supérieurs, ce qui ne laisse aucune place pour la pédagogie. Il est vrai que la mécanique quantique ou la relativité générale ont de quoi affoler notre bon sens. Mais il faut faire la différence entre un praticien accompli de la science moderne et des élèves qui apprivoisent la physique classique du 17e siècle. Pour inviter ces derniers à se joindre à la communauté scientifique, il faut tenir compte de leurs processus cognitifs, or ceux-ci ont besoin du bon sens pour aller de l'avant, sinon le cerveau se contentera de mémoriser des formules et des recettes sans leur donner de sens.

   Chaque quantité que l'on étudie peut être représentée par un mot (par exemple « masse volumique »), un concept (« quantité de masse par unité de volume »), un symbole (ρ), une équation (\rho = \frac{m}{\mathrm{V}}). Aucune de ces représentation ne représente complètement la chose désignée. Pour développer une compréhension solide, ancrée, qui pourra servir de ressource dans des raisonnements ultérieurs, il faut relier cette chose au vécu, qui est essentiellement d'origine sensorielle : tripoter des objets de densités variées, remarquer la différence de texture entre une pierre ponce et du minerai de fer, entre un cube en bambou et un cube en chêne, inventer deux méthodes distinctes pour mesurer des volumes, calculer la masse volumique des objets que l'on a entre les mains, et, pourquoi pas, créer une séquence multimédia pour illustrer le concept.

Savoir inerte et savoir incarné

   Quand ni les sens ni l'expérience personnelle ne sont impliqués, on enseigne du savoir inerte. J'ai suivi pendant 3 mois un cours sur la thermodynamique sans jamais entrevoir de quoi il s'agissait. Je me rappelle surtout d'un mot, « le grand canonique ». Cela ne m'a pas empêchée de réussir l'examen : j'ai suivi les consignes. J'ai pris un cours de mécanique des fluides dans lequel je n'ai jamais entendu parler d'une goutte d'eau, jamais fait le rapprochement avec ce qui se passe quand je touille de la sauce béchamel.

   Le problème du savoir inerte, c'est qu'il n'est pas mis en jeu dans des raisonnements ultérieurs, il ne peut pas participer de l'intuition. Vous vous en rendez compte quand vous vous retrouvez dans une situation de la vie de tous les jours incapable d'utiliser ce que vous avez appris à l'école. Un savoir qui a été « digéré » par les sens et la chair, incarné, sera utilisé par le cerveau de façon spontanée et sans charge cognitive. Par exemple, quand on apprend à conduire il faut un effort de concentration pour ne rien oublier, mais quelques années plus tard on peut conduire en se concentrant sur l'emploi du temps de la semaine prochaine.

   Pour pouvoir opérer des raisonnements complexes, le cerveau se décharge sur des supports. C'est pour cela que nous notons les numéros de téléphone sur un papier, et que nous pensons « avec les mains » quand nous résolvons un problème en 3D. Il est aujourd'hui question de faire jouer des chercheurs avec des interfaces tactiles dans un environnement simulé de nano-particules pour qu'ils acquièrent des réflexes dans le monde de l'infiniment petit et améliorent ainsi leurs capacités cognitives6. Les deux mondes les plus contre-intuitifs de la physique sont la mécanique quantique et la relativité générale. L'une des difficultés pour les comprendre c'est qu'on ne peut pas visualiser ce qu'explique le professeur. C'est pourquoi les MIT a développé un jeu video qui permet d'évoluer dans un monde relativiste.

   La plupart de nos raisonnements et de nos apprentissages incluent des processus inconscients7. Quand ils résolvent un problème, les experts utilisent souvent leur intuition physique plutôt que des équations8. Einstein et Poincaré affirmaient que la logique ne suffit pas pour faire découvrir de nouvelles théories : l'intuition est indispensable à la créativité. Galilée comptait plus sur son intuition que sur ses résultats expérimentaux. Heisenberg disait que Niels Bohr n'obtenait ses résultats ni par le calcul, ni par des démonstrations, mais en suivant son inspiration; au contact de Bohr, on n'apprenait pas à calculer, mais à penser. Pour Wolfgang Pauli, c'est l'inconscient collectif qui catalyse la créativité. Pourtant dans l'enseignement scientifique, intuition et créativité se font remarquer par leur discrétion. Dans les laboratoires, les chercheur(e)s rêvent d'en avoir, mais personne n'en parle. C'est un sujet tabou. 
   Il est de grands chercheurs qui pensent sans mots, sans symboles algébriques, qui utilisent des images ou des sons, ou même inventent leurs propres mots9. D'autres utilisent des gestes, qui sont en fait des sortes de simulations10. Il est possible que la pensée utilise non seulement le cerveau, mais la totalité du système nerveux. Quand le grand physicien Richard Feynman était concentré, on avait l'impression d'assister à un procédé intensément physique, comme si son cerveau s'étendait à chaque muscle de son corps11.

   Un argument fréquent contre un approche plus incarnée de l'éducation est « Ah non, on ne va pas revenir à l'époque d'Aristote ! » Aristote est raillé comme le physicien qui s'est trompé sur toute la ligne parce qu'il a étudié le monde avec ses sens. Je suis d'accord avec Galilée que « nous avons des faits et des observations de nos jours tels que si Aristote était vivant, je ne doute pas qu'il changerait d'avis ». Nos élèves ont grandi au milieu des voitures, des avions, des ascenseurs, des parcs d'amusements. Ils ont vu des astronautes marcher sur la Lune, senti les vibrations d'un haut-parleur, réchauffé de la nourriture au micro-onde. Leur connaissance incarnée du monde n'a rien à voir avec celle de la Grèce Antique.

Obscurantisme

   Le créationisme est un mouvement né dans les années 1960 qui se bat pour faire accepter l'origine divine de la création du monde. Il se répand sous diverses formes dont l'« intelligent design », qui prétend que l'univers n'a pu être créé dans son infinie complexité que par un être supérieur, et le « créationisme de la jeune terre », qui affirme que la Terre à été créée il y a 6.000 ans. 
   Le créationisme n'est plus un phénomène marginal. Parti des Etats-Unis, il a gagné le Canada, l'Australie, la Nouvelle-Zélande, la Corée et l'Amérique du Sud (Brésil). Sa manifestation la plus inquiétante est d'entendre des responsables des systèmes éducatifs remettre en cause la théorie de l'évolution de Darwin. En Europe, il est fortement présent en Autriche, en Allemagne et en Suisse, où 22% de la population se proclame créationniste de la jeune terre.12 Le centre névralgique du créationisme Européen se trouve aux Pays Bas, mais il a des ramifications en Italie et au Royaume Uni où 40% des habitants pensent qu'on devrait enseigner à l'école des théories religieuses qui proposent des alternatives à la théorie de Darwin. Sur le front Est, il s'installe en Ukraine, en Russie, en Hongrie. En Serbie et en Roumanie on a autorisé l'enseignement de théories alternatives. En Pologne, en 2006, le ministre de l'Education a affirmé que la théorie de Darwin est un mensonge.13

   La force du créationisme est d'avoir créé sa propre science, ses propres « chercheurs ». Ils utilisent un langage identique à celui des livres de science, avec des références et un vocabulaire de spécialiste. Leur méthode est la même que celle des climat-sceptiques: se faire médiatiser pour clamer « vous avez vos arguments, nous avons les nôtres, nous sommes à égalité ». Puisqu'un seul peut avoir raison contre tous, les deux points de vue ont la même validité, peu importe le nombre de scientifiques qui soutiennent chaque hypothèse.

   Les créationnistes que j'ai rencontrés expriment un sentiment de libération. Ceux qui croient en Dieu, la joie de se sentir légitimés dans leurs croyances. Certains ont échoué dans leur cursus scientifique, et c'est l'occasion de pendre une revanche. La science ne leur apparaît pas comme une démarche intellectuelle à laquelle ils ont été invités à participer, mais comme une institution dogmatique qui cherché à les endoctriner. La « science » créationniste est un mouvement de rébellion contre la science officielle, celle qui est noyautée par les élites intellectuelles qui n'écoutent pas le peuple.

   La crise écologique et les contingences de la médecine de masse ont engendré une crise de confiance envers les sciences et le progrès. Comme le dialogue n'a pas lieu, les obscurantistes font choux gras des rancoeurs. Lorsque j'annonce ma profession, il n'est pas rare que je rencontre des regards suspicieux, voire une réaction de rejet, comme si je contribuais aux malheurs de la planète ou cautionnais les essais sur les animaux de laboratoire. La communauté scientifique est perçue de plus en plus comme une pensée monolithique, sans éthique et sans cœur. Le besoin de parler de science autrement se fait criant ; en lui faisant la sourde oreille, les scientifiques prennent le risque de se marginaliser. Les gens sont en contact avec des scientifiques dans un nombre limité de contextes : à l'école, à la télévision et chez le médecin, à moins qu'ils ne fassent l'effort de se rendre dans des lieux de vulgarisation grand public. Les zones de friction les plus fréquentes sont à école et chez le médecin. Il devrait être possible d'y améliorer le dialogue et le respect.

   Lors d'une récente visite dans une cité des sciences, un jeune homme présentait les calottes polaires de Mars à un groupe d'un dizaine de personnes. Il affirma qu'elles ne contiennent que du gaz carbonique à l'état solide, mais pas d'eau. Je lui faisais poliment remarquer que je trouvais cela étrange, puisqu'il y a de l'eau dans l'atmosphère de cette planète. Il me répondit d'un ton sec: «Et pourtant, c'est le cas. Un grand scientifique de la NASA l'a affirmé.» Plutôt que de s'investir dans une démarche de questionnement et d'humilité, il a opté pour l'autorité.

   Maintenant que le savoir encyclopédique est accessible d'un clic de souris, nous pouvons changer nos priorités. Nous pouvons enseigner que la science est un démarche, un façon d'approcher le réel, en demandant aux élèves de la pratiquer. Et que les théories sont, idéalement, soumises à l'épreuve des faits, et non à la lutte des égos.

La révolution électronique

   En quelques années, le rôle des professeurs a basculé. Ils allaient chercher le savoir dans les bibliothèques pour le rendre disponible aux élèves, tout en y ajoutant une note personnelle, une interprétation. Ils intervenaient en complément des livres. 
   Aujourd'hui, nous croulons sous l'information. Le rôle des professeurs est de former les élèves à reconnaître l'information de qualité, à développer des exigences intellectuelles, à détecter les analogies douteuses, les évidences fabriquées. Il n'est pas trivial de démonter l'argumentaire d'un créationniste chevronné qui prétend avoir les preuves scientifiques que la Terre a 6000 ans, ou d'un pseudo-biologiste qui affirme que la Lune crée des marées dans les cellules du corps humain. Dans le passé, il était difficile de se faire publier, il fallait être reconnu-e par des pairs, convaincre un éditeur. Désormais tout un chacun peut s'inventer scientifique et partager ses théories les plus farfelues sur le net. Les outils d'hier ne sont pas adaptés aux défis de demain. 
   Apprendre par cœur la version officielle de la science n'est pas un garde-fou suffisant contre les dérives obscurantistes; cette version officielle sera de toutes façons mise à l'épreuve par un monde dont la complexité dépasse les généralisations que l'on apprend à l'école. La distinction entre savoir et information s'impose sur le devant de la scène. Dans ce contexte, le but des enseignant(e)s est de développer chez les élèves les moyens de leur autonomie : apprendre à apprendre, apprendre à naviguer la jungle de l'information, ouvrir les esprits à d'autres perceptions du monde.

Creative commons

   Les « commons » en anglais, ce sont les biens communs d'une collectivité. Un village peut par exemple avoir un pâturage communautaire. Wikimedia est un exemple de ce qu'on appelle en anglais des « creative commons ». Les auteurs créent et partagent leurs images sans attendre de retour. Parfois ils demandent à être cités, parfois non. En injectant des créations sur la toile, chaque internaute devient un neurone du cerveau planétaire. Nous prenons un virage où le savoir collectif est créé, pour le meilleur et pour le pire, par la mise en commun des savoirs et des idées d'une plus grande variété d'individus. Newton disait qu'il avait pu voir plus loin parce qu'il se tenait debout sur les épaules des géants qui l'avaient précédés. Nous assistons, nous, à un remue-méninges14 planétaire.

   Le savoir contenu dans ce livre ne m'appartient pas. Je ne suis qu'une bulle de vie éphémère qui s'est déplacée de 10.000km. Je me nourris de lectures et de vidéos, j'observe et j'écoute mes élèves et mes collègues, je peux comparer mon pays natal et mon pays d'adoption. Ce qui m'appartient, c'est d'être un point de convergence, un regard. Et encore... on pourrait faire remarquer que mon travail est rendu possible par le jardin et le poulailler qui se trouvent devant ma fenêtre.

   Avec la croissance exponentielle des transferts de données, il va devenir de plus en plus difficile de s'assurer qu'une idée partagée sur la toile reste attribuée à son auteur. Le concept de propriété intellectuelle va devenir plus difficile à défendre. La culture des creative commons s'impose progressivement. Je m'effraie des écueils ; mes élèves trouvent que ça tombe sous le sens.

Les classes d'enseignement actif15

   En Amérique du Nord de plus en plus d'universités s'équipent de classes pour l'enseignement actif, des « studios » qui intègrent la tradition des apprentis et des écoles d'art. Il s'agit d'espaces multimédia où les élèves répondent à des questions en petits groupes en ayant accès à l'internet et en pouvant projeter leurs travaux sur les murs de la pièce. Les tables sont rondes et équipées d'ordinateurs. Le pupitre multimédia du professeur est au centre de la pièce mais il n'y est pas souvent. Les élèves apprennent en interagissant. En science, on leur propose des expériences simples à manipuler sur place. La salle de classe devient un atelier, une ère de jeu, où les élèves explorent, se trompent, prennent confiance dans leurs capacités de raisonnement, donnent du sens aux concepts. Le savoir n'est plus une douche qui arrive d'en haut, il est co-créé dans un environnement structuré, réaliste et complexe conçu par l'enseignant qui propose des questions de types variés: analyse, synthèse, résolution de problèmes, angles d'approche multiples, confrontation avec l'ambiguïté de situations réalistes. Le professeur discute fréquemment avec chaque groupe pour donner des conseils et discuter des erreurs. Le but est de développer le sens de l'initiative, de la responsabilité, la capacité à travailler en équipe. Les élèves apprennent à parler de sciences comme on apprend à parler une langue étrangère.


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1 Soyez le guide sur le coté, pas le sage sur l'estrade.
2Oughourlian, 2013
3 Wolpert a été membre de la Royal Society pendant 30 ans, Président de la British Society for Cell Biology (1987-1992), Commander of the Most Excellent Order of the British Empire (1990), et a gagné un prix en éducation (2003).
4« La nature non-naturelle de la science. »
5« Common sense » en anglais.
6 Marliere et al., 2004
7 May & Semetsky, 2008
8 Clement, 1994
9 Hadamard, 1945, p.69
10 Clement, 1994
11 Gleick, 1992, p. 244
12R.L. Numbers, 2009.
13Idem.
14Mot québécois voulant dire brainstorming.
15Active learning classroom

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