Histoires de bonnes femmes

   Bienvenu(e)s dans ma cuisine où, autour d'une tasse de thé, nous allons déterrer quelques unes des histoires qui construisent les femmes en sciences. Pour la jolie Mélanie, qui a été passé au grill par un jury de thèse dont la symbolique rappelait le viol collectif, ce sera l'occasion de donner un sens aux traumatismes vécus pendant son passage dans le monde des sciences « dures ».


Stéréotypes

   L'histoire des sciences n'a pas retenu beaucoup de noms de femmes. Caroline Herschel pu poursuivre ses recherches en astronomie grâce à son frère William et Madame de Lavoisier restera comme l'assistante son mari. Les salons du 18e siècle permirent aux femmes de jouer un rôle pendant le siècle des Lumières, mais elles restèrent taxées d'émotivité et donc d'incapacité à être objectives. Dès que les portes commencèrent à s'ouvrir, au milieu de 19e siècle, le nombre de femmes scientifiques augmenta. Jusqu'au début du 20e siècle, il leur était difficile, voire impossible, d'obtenir un poste à l'université. La Royal Society leur a ouvert ses portes en 1945 et aujourd'hui encore seulement 5% des membres sont des femmes. L'Académie des Sciences (France) élut une femme pour la première fois en 19791. Marie Curie, première femme à recevoir le prix Nobel en 1903, et l'une des très rares personnes qui l'ait reçu deux fois, ne fût pas élue à l'Académie des Sciences parce que femme et polonaise, bien que l'Académie lui ai remis le prix Gegner à trois reprises pour ses travaux. Marie reçoit son deuxième prix Nobel à 45 ans, alors veuve depuis cinq ans, quand la presse à scandale, appuyée par ses opposants, l'accuse d'être la maitresse du physicien Paul Langevin. On lui demande de rentrer « chez elle » en Pologne.

   La physique et l'ingénierie sont encore de nos jours des domaines considérés comme masculins. Les femmes qui y travaillent sont souvent vues comme manquant de féminité, et sont facilement suspectées d'incompétence. Quand elles sont brillantes, elles sont plus facilement rejetées. Si elles demandent une lettre de recommandation, on parle plus volontiers de leur capacité à travailler en équipe, à enseigner, à travailler dur, que de leur excellence intellectuelle. Dans l'industrie, la moitié des femmes quittent leur emploi après une dizaine d'années d'exercice2.

   Une équipe de chercheur(e)s a envoyé des C.V . identiques pour des postes en sciences (physique, chimie et biologie) à plusieurs universités américaines3. La seule différence était que pour la moitié des C.V. le candidat s'appelait John et pour l'autre moitié Jennifer. Ils ont demandé à 127 universitaires d'évaluer les C.V. John a été classé comme plus compétent, plus employable. On lui a proposé un salaire de départ de 15% plus élevé.

   Aux Etats Unis, lorsqu'on a demandé à des filles d'indiquer leur âge et leur sexe au début d'un test national de mathématiques, elles ont réussi moins bien que quand on le leur demandait à la fin, parce qu'elles avaient rédigé toute l'épreuve en sachant que le correcteur connaitrait leur sexe. Les filles ont tendance à sous-estimer leurs capacités en mathématiques, et ont par conséquent moins d'endurance devant un problème ardu. Certaines sont tellement convaincues que « ça doit être compliqué » qu'elles rayent leur réponse : « si c'est si facile, c'est que je me suis trompée. » On a aussi relevé chez les enseignant-es des deux sexes des stéréotypes inconscients dévalorisants pour les filles ; quand je note mes copies, je m'interdis autant que possible de lire le nom de l'élève avant d'utiliser mon stylo rouge. En travaux pratiques, je m'assure que les garçons n'accaparent pas l'équipement.

   Pour combattre les stéréotypes, on recommande4 de dire aux jeunes filles qu'il ne faut pas être un génie pour s'en sortir en sciences dures, que les capacités requises ne sont pas innées, qu'elles peuvent s'acquérir par le travail. On peut aussi leur dire qu'en Islande, la crème des élèves en math 5 est majoritairement composée de filles.

   De moins en moins de gens perçoivent une carrière scientifique comme quelque chose de bénéfique pour la société (à part la recherche en médecine). C'est pourtant la science qui inventera les énergies renouvelables de demain, peut-être en s'inspirant des plantes. Nous aurons besoin de plus en plus de systèmes de filtration d'eau, en particulier de petites centrales locales qui peuvent alimenter un village à la fois. L'ingénierie environnementale est un domaine qui voit le nombre de femmes augmenter rapidement.

   Larry Summer, ancien président de Harvard, a démissionné en 2006 après avoir publiquement affirmé que les femmes réussissent moins bien surtout parce qu'elles ont des aptitudes moindres, plus qu'à cause de problèmes de discrimination. Einstein aurait suggéré : « En ce qui vous concerne, vous les femmes, votre centre de production n'est pas le cerveau »6. Pour la petite histoire, sa femme était une brillante scientifique qui a élevé leurs deux enfants toute seule. Einstein s'était en effet remarié avec une cousine qu'il traitait comme une bonne.

   Les seules compétences pour lesquelles on observe une différence entre filles et garçons, c'est la représentation spatiale en 3D (plus développée chez les garçons) et le multitâche (mieux développé chez les filles). Cela pourrait venir d'une différence entre les jouets offerts pendant l'enfance. Ces différences peuvent disparaître au moyen d'exercices pratiques. Il sera intéressant de tester ces capacités dans une quinze d'années sur des enfants qui ont abandonné les cubes et le Meccano pour jouer exclusivement à des jeux vidéos. Manipuler des objets réels en classe de physique permet de reprendre contact avec la matière, et de promouvoir l'égalité des chances.

Masculinisation de la pensée

   Francis Bacon7 est considéré comme l'inventeur de la méthode scientifique basée sur l'observation et l'expérimentation : c'est l'un des pères de la physique. Il vivait à une époque où les sorcières, férues d'herboristerie et de médecine, étaient brûlées par l'inquisition pour leur savoir diabolique. Le langage des tortures des procès en sorcellerie transpire dans les écrits de Bacon8. La nature y est une machine gouvernée par des lois divines, dépourvue d'esprit. Elle peut être pénétrée, disséquée, étudiée, contrôlée, réduite en esclavage. Le savoir, c'est la domination de la Nature. Pour Bacon, contempler la Nature sans la toucher, comme Aristote, est un acte d'orgueil. Observer la Nature avec nos sens, la soumettre à des expériences, c'est faire preuve d'humilité envers Dieu.
   Afin de convaincre les hommes politiques de son époque de financer une académie des sciences (the Royal Society), il rédige « La Nouvelle Atlantide ». Il y décrit une société utopique gouvernée par des scientifiques-prêtres : eux seuls possèdent les secrets de la nature et ont le pouvoir de faire disparaître la misère du monde grâce à la science. Bacon envisageait même de créer des espèces artificielles, tout comme Monsento joue avec les gènes. Officiellement, la Royal Society cherchait à populariser le savoir, mais dans la pratique, elle fonctionnait comme une société secrète, initialement appelée « the Invisible College ».

   Avec Galilée, on assiste à une géométrisation de la nature. Au 17e siècle, les scientifiques voyaient la nature comme une chose ennuyante, sans son, sans odeur et incolore ; un simple mouvement de matière, sans fin et sans propos9. L'image d'une séparation du corps et de l'esprit s'impose, associée à une masculinisation la pensée10. L'intuition et l'empathie sont peu à peu exorcisées de la science et de la philosophie pour aboutir à un modèle de savoir qui prône le détachement, la transcendance de la chair, la rigueur et la simplicité. Au lieu de réconcilier l'intuition et l'analyse, on a sacrifié la première.11 Les légendes populaires à propos de Isaac Newton sont un bon exemple du stéréotype du scientifique brillant : blanc, classe moyenne ou supérieure, solitaire, enfermé dans son laboratoire.

   La transcendance intellectuelle féminine est absente de notre imaginaire collectif12 . Pour une jeune fille qui s'intéresse à la physique, tous les héros sont des hommes, sauf Marie Curie. Rappelons qu'elle a du quitter la Pologne pour trouver une université qui accepte les femmes. Emily Noether (1882-1935) est un exemple d'héroïne qui n'a pas imprégné l'imaginaire collectif, malgré ses découvertes en mathématiques et en physique théorique. Elle a du se battre bec et ongles contre son université pour obtenir un poste (en 1922), mais elle dut accepter de travailler sans salaire.

    L'association entre mathématiques et masculinité est encore fortement présente dans notre société. Alors qu'elles ont percé en biologie, les femmes sont toujours sous-représentées dans les sciences dures : au CNRS elles représentent 26% des astronomes et 18% de physicien(ne)s13. Dans de nombreuses universités, elles sont encore réduites à quémander leur acceptation par leurs pairs. Aux Etats-Unis, 50% des élèves qui prennent un cours de physique au lycée sont des filles, mais ce taux diminue à chaque étape de l'enseignement supérieur14. La bonne nouvelle c'est que les classes d'enseignement actif réduisent le taux d'échec des filles par un facteur cinq.
Héros

   Hanna a toujours été dans la lune. Au lycée, elle écoute sa prof de physique d'une oreille distraite; il faut dire que cette dernière n'est pas très avenante dans sa blouse blanche trop repassée, l'air revêche et les épaules amidonnées par la rigueur scientifique. Elle cherche souvent sa contenance en fixant le tableau périodique suspendu au fond de la classe, comme pour éviter de regarder les élèves. Elle met toute son énergie à préparer ses Terminales pour le baccalauréat, c'est-à-dire refaire inlassablement des problèmes types sans s'accorder le plaisir de la découverte.
   Hanna aime s'évader dans les portraits suspendus aux murs de la classe. Elle ne connait pas encore tous les vieux bonhommes sur les photographies noir et blanc et les peintures jaunies. Hanna a ses préférés. Newton, malgré son air conquérant, est assez classe. D'après la prof, il s'est un jour enfoncé un couteau sous l'œil pour faire des expériences sur la lumière : un pur cerveau qui voyait son corps comme un laboratoire. Il paraît aussi que Marie Curie a attrapé une leucémie en étudiant la radioactivité : elle a donné son corps à la science. Le portrait de l'indien Bose ne fait pas partie de la collection, mais Hanna ne sait pas qu'il existe. Elle a collé sur son classeur un photo d'Albert qui tire la langue. Sur son front on peut lire E = mc2. Son hystérie capillaire symbolise la créativité et le courage qui donnent naissance aux révolutions scientifiques. Pacifiste notoire, il a mis un terme à la deuxième guerre mondiale en inventant une bombe dévastatrice.
   Tous des héros du progrès dont les prouesses intellectuelles firent reculer l'obscurantisme ; Hanna rêve de se joindre à leur quête. Elle a une totale confiance dans le système éducatif qui lui a permis de réussir malgré ses origines modestes. Elle imagine son beau visage perse parmi les vieux hommes blancs, ignorante des obstacles insidieux qui l'attendent. L'histoire contée par ces images n'a pas été écrite par les ancêtres de Hanna, sinon le portrait de Alhazen aurait trouvé sa place sur les murs.

Une affaire de prêtres

   Historiquement, la physique et l'astronomie ne sont jamais très loin de Dieu. Entre le Moyen Age et le siècle des Lumières, l'Eglise catholique romaine apporta plus de soutien à l'étude de l'astronomie qu'aucune autre institution15. La quête et la transmission du savoir était confiées aux monastères. Copernic était un moine. Newton voulait s'approcher de la sagesse et de l'intelligence de Dieu. Kepler, inspiré par la théologie luthérienne, cherchait l'ordre géométrique et l'harmonie arithmétique dans le système solaire16. A leur époque, les femmes étaient exclues du monde intellectuel et spirituel, elles appartenaient au monde matériel, corporel, terrestre17. La botanique et la médecine étaient parfois étudiées par les nonnes, mais les portes des universités, où s'enseignaient la science et la médecine greco-arabes, étaient presque toutes fermées aux femmes.

   A la fin du 19e siècle et au début du 20e, il était commun de voir la science comme une nouvelle religion, ou du moins comme une entité culturelle dont l'autorité avait supplanté celle de l'Eglise. Dans les pas de Francis Bacon, on pensait que la science nous amènerait vers un avenir radieux, qu'elle élèverait l'Homme les humains et les unifierait. Pourtant, le 20e siècle vit l'invention d'armes de plus en plus destructrices (armes à feu, armes chimiques, bactériologiques et nucléaires), et l'Europe fut le lieu d'un des pires génocides de l'histoire. Après la deuxième guerre mondiale, les membres du congrès américains voyaient les physiciens comme des sortes de mages ayant accès au monde super naturel des forces mystérieuses, qu'ils étaient les seuls à pouvoir contrôler : les scientifiques étaient les nouveaux prophètes.18 De nos jours, le LHC (l'accélérateur de particules qui a permis la découverte du boson de Higgs) n'est pas sans rappeler une cathédrale séculière où les physiciens attendent, en méditation, de détecter la particule de Dieu.19

   La confusion entre scientifique et prêtre de l'invisible contribua a certains débordements regrettables: diminution de l'humilité et du doute, développement d'un complexe de supériorité. La physique devint une manière supérieure d'expliquer le réel, tandis que les sciences de la vie et les humains devenaient des préoccupations subalternes. On imagina que toutes les sciences aspirent à ressembler à la physique: la sociologie n'avait aucun espoir d'acquérir le lustre d'une science dure.20 On pouvait entendre dans les couloirs des laboratoires :« La psychologie est un ramassis de sornettes, bon à mettre à la poubelle. » Dans l'équation savoir = pouvoir, « pouvoir » n'était plus « être capable de » mais « avoir le pouvoir. » Nombre d'établissements post-secondaires et de laboratoires devinrent des arènes où se jouent des combats de boxe à coup d'équations et de publications. Ceux qui refusent de participer, ou dont la créativité est antinomique avec cet esprit de compétition, finissent par vivre dans les marges, ou par abandonner la profession.

Les femmes du labo

   Sylvie, Valérie et Françoise travaillent dans le même labo depuis plus de quinze ans. Elles pourraient être astronomes, physiciennes ou ingénieures, cela n'a pas d'importance. Seules femmes dans une équipe de vingt, leur personnalité a évolué au fil des circonstances.
   Quand Valérie traverse un bureau, elle fait l'effet d'un ouragan. Très tôt, elle a compris que pour faire carrière en sciences, il faut avoir des couilles: elle se décrit comme un mâle alpha, un chef de meute. Elle est devenue directeure de recherche à 40 ans, et directrice de labo à 46. Elle a bien observé les élites du pouvoir: il n'y a qu'eux qui sont heureux. Elle s'imagine première présidente femme de son université. En attendant, elle organise des soirées pour le gratin de la recherche dans son pavillon en bordure de forêt. Elle commande des petits fours, installe son violoncelle muet près de la cheminée éteinte, et met des tenues vaporeuses pour prouver qu'elle assume sa féminité. Car Valérie a une revanche à prendre. Au début de sa thèse, certains ont suggéré qu'elle avait été choisie par le professeur Lacroix parce qu'elle était bien roulée. Lorsqu'elle avait présenté ses premiers résultats à la conférence de Tokyo, elle n'avait attiré que des jeunes chercheurs intéressés par sa robe printanière. Six mois plus tard Maxime, le jeune prodige du labo, à qui elle n'avait adressé la parole que deux fois, a fait une dépression : d’après la rumeur, elle l'avait séduit pour qu'il l'aide à terminer un calcul ardu.
   Valérie a fait deux enfants-projet. Elle a travaillé jusqu'au dernier jour de grossesse, a accouché entre deux conférences, les a bichonnés entre 18h30 (retour de la crèche) et 19h30 (les enfants doivent se coucher tôt pour fabriquer des neurones). Elle a beaucoup lu sur la psychologie de l'enfance ; elle a investi dans des profs de musique, de danse, de mathématiques; ses petits ont fidèlement obéi à ses critères de perfection, jusqu'à l'adolescence.

   Le bureau de Françoise se trouve au fond du couloir, près des toilettes. Il est petit, mais elle s'y sent à l'abri des turpitudes du labo. Françoise a découvert sa vocation en regardant des émissions de science pour les enfants à la télévision. Etudiante, elle s'est protégée des affres de la compétition en passant inaperçue. C'est pour cela qu'elle n'a jamais eu de poste de chercheur. Après dix ans de vacations, elle a été titularisée comme enseignante. On lui refile les cours dont personne ne veut, par exemple les grands amphis de 400 élèves. Elle mange des cacahuètes devant son ordinateur et camoufle ses rondeurs dans des Tergal gris ou marron. Un jour le professeur Lacroix l'a confondue avec la femme de ménage.

   Sylvie fait peine à voir, si frêle qu'on la dit anorexique. Pour tromper les ragots, elle se promène avec une banane fermée. Elle la pose négligemment sur le bureau de l'un ou de l'autre, bien en évidence. Sylvie mène une vie simple. Tout a été planifié à la sortie de l'adolescence: études, carrière, pas d'enfant. Sylvie avait de gros problèmes d'anxiété. Ses cours de science l'apaisaient: une vision structurée du monde, des règles bien établies. Le stress des études a aggravé son état psychologique, mais elle ne s'en est jamais rendue compte: sa vocation l'habite. Pendant sa thèse, elle a mis un point d'honneur à se conformer aux exigences de son directeur: cacher ses émotions (qui sont aux antipodes de l'objectivité scientifique) et travailler 24 heures sur 24 pour prouver sa passion. Sylvie ne supporte pas la contradiction et a la mauvaise habitude de vouloir piloter ses collègues comme des voitures téléguidées. Ses semaines sont organisées sur Excel, y compris les visites chez sa mère et l'entrainement pour le marathon. Elle a rencontré Michel sur les bancs d'un amphi. Ils se ressemblent. Leurs bureaux sont contigus. Comme ils n'aiment pas cuisiner, le soir ils vont manger au resto bio de la rue Daguerre. Le service est un peu long, ils amènent leurs PC pour travailler. Le restaurateur leur a promis un connexion wifi. Ils ne prennent jamais de vacances.

   Sylvie, Valérie et Françoise n'ont jamais partagé une pause café.


Symboles féminin

   Pendant la préhistoire, les femmes étaient des agents essentiels de la production de savoir et d'innovations technologiques (poterie, tissage, tannerie, vannerie, peinture, langage, utilisation du feu, domestication des plantes et des animaux, herboristerie, médecine), et par conséquent du développement économique des communautés. On a retrouvé, des Pyrénées au lac Baïkal, plus de deux cent Vénus paléolithiques, sûrement des amulettes, que certains attribuent à des cultes de la fertilité. Une récente étude affirme que les trois quarts des empreintes de mains dans les peintures rupestres sont des mains de femmes.21


Vénus de Lespugue, France, 25 000 ans avant J.C 

   Au fil du temps, les déesses se sont éteintes les unes après les autres. Le Christianisme et l'Islam ont introduit une transcendance à forte connotation masculine. L'archétype de la vieille femme savante, porteuse de savoir et de sagesse a disparu de la société occidentale. Elle est devenue une vieille sorcière, on l'a brûlée. Elle apparaît rarement dans les magazines ou à la télévision. En éliminant son image, on fait taire une composante essentielle de notre société.

  Les manuels de physique sont des déserts de féminité. On peut interroger le choix des exemples, des images, des problèmes. On consacre souvent moins de temps aux thèmes qui attirent le plus les filles, comme l'étude du son et de la lumière, qu'à la mécanique et l'électromagnétisme. Les exemples sont issus de l'univers traditionnellement associés aux garçons et aux jouets qu'on leur offre pendant l'enfance. Avec le partage des tâches ménagères, nous verrons peut être bientôt des problèmes sur la rotation des essoreuses à salade, sur l'équilibre des poussettes, ou des exercices de calorimétrie sur la cuisson des aliments.

Le toucher

   La masculinisation de la pensée s'est accompagnée d'une hiérarchisation des sens, le visuel occupant la première place, souvent associé à la rationalité et à l'objectivité (« je ne crois que ce que je vois »). Le toucher, associé au monde des femmes et aux classes sociales inférieures (fermiers, ouvriers et artisans), fût déclassé au cinquième rang. Les artisans étaient pourtant un élément important de la recherche scientifique ; Galilée utilisait des fondeurs et des menuisiers pour mener ses projets à bien. Quant au sixième sens, celui qui nous permet de savoir si notre corps est en mouvement quand nous avons les yeux fermés, il commence juste à être étudié.22

   Le toucher est un sens essentiel pour aborder physiquement le réel. Il intervient dans la découverte du monde dès l'utérus et joue un rôle fondamental dans les premières années de vie. Newton and Einstein construisaient des modèles réduits quand ils étaient enfants. Le toucher peut atteindre un très haut niveau de sophistication chez les travailleurs manuels. Un charpentier peut, en soupesant un morceau de bois, sentir l'emplacement de son centre de gravité et prédire son comportement dans des situations d'équilibre. Un acrobate du Cirque du Soleil qui évolue dans des roues géantes développe une intuition de leur mouvement et du moment opportun pour sauter sans se tuer. S'il devait calculer ce temps avec un papier et un crayon, il lui faudrait peut-être trois pages d'équations.

   Encore aujourd'hui, dans les laboratoires les théoriciens ont un statut supérieur aux expérimentateurs, bien que ces derniers aient le privilège d'être en contact direct avec la nature : l'abstraction est plus valorisée que la matière, le symbole plus que la chose qu'il représente.

    Le toucher est un sens puissant qui précède, informe et dépasse le langage23. Il permet d'approcher les objets matériels de façon imaginative et émotionnelle. Il informe sur la texture, le poids, la forme, le nombre, la composition, la distance, la solidité. Il permet de mesurer et de comparer. La main est l'extension de l'esprit et l'outil de prédilection de la calibration.24 Le monde qui nous entoure n'est pas l'univers transcendant, géométrique et abstrait des livres de physique. Le toucher permet de donner vie au savoir inerte, de rentrer en contact avec l'épaisseur du monde. Aucun symbole n'interfère entre la chose et sa représentation. Il arrive qu'un concept de physique soit plus facile à appréhender par les sens que par le langage. Voici un exemple. Je vous invite à jouer le rôle de l'élève pour comprendre de quoi je parle.

Exercice 1 :
Une corde est soumise à l'action de deux forces opposées et , de magnitude 10 N chacune.



Quelle est la force de tension au point situé au milieu de la corde ?
A – 0 N
B – 20 N
C – 10 N

En classe de Première, je demande aux élèves de lever la main pour voter et les réponses sont 50% de '0 N', 50% de '20N' et 0% de '10N'.

Exercice 2 :

Prenez trois élastiques identiques. Vous en attachez un à chaque bout d'un morceau de corde et vous tirez. Les deux élastiques s'étirent de façon symétrique. Maintenant couper la corde en son milieu pour y placer le troisième élastique. De combien ce dernier sera-t-il étiré ? Revenez maintenant à l'exercice 1.

De nombreux élèves s'exclament « Oh ! I get it now » ou « Oh ! It makes sense ! »25 sans même faire la deuxième partie de la manipulation jusqu'au bout. Ils suivent un processus cognitif complètement différent en regardant un diagramme au tableau ou en touchant les élastiques, parce que les forces de tension ont une qualité intrinsèque qui n'est pas exprimée par la définition du manuel scolaire. Soudain, une corde tendue peut être perçue comme un série de petits élastiques attachés ensemble qui se tendent tous de façon identique.26

Cordes et poulies

Téa apprend les forces de tension, mais elle n'y comprend rien. Elle n'a jamais utilisé de poulie, et se demande si elles existent encore. Oui, sur les voiliers et dans les puits. Elle essaie de se souvenir de la dernière fois qu'elle a tiré sur une corde. Elle se rappelle de son téléphone à roulettes auquel elle faisait traverser l'appartement quand elle avait deux ans. Il y a aussi les stores vénitiens du salon, mais ils sont tout le temps coincés.
   Elle a fait plusieurs exercices pour s'entraîner à dessiner des vecteurs, mais à part faire plaisir à la prof, dessiner des flèches dans tous les sens ne l'avance pas à grand chose. Quand elle voit un diagramme comme ça :



ça lui saute aux yeux que la flèche pour la câble 1 est deux fois plus grande que la flèche pour le câble 2. Mais la prof lève les yeux au ciel : « mais pas du tout ! Revoie tes définitions. »
   Un jour la prof a amené des poids, des cordes et des poulies pour montrer aux élèves des situations d'équilibre statique. Elle propose à Téa de jouer avec le matériel en fin de journée, après les cours. Téa suspend un poids à deux cordes, comme sur le diagramme. Elle sent entre ses doigts les fibres des cordes. « Ah, c'est ça qu'ils voulaient dire par le mot 'tension' ! ». Bien sûr que ça tire plus dans la corde la plus verticale.

   Le biochimiste George Ward affirme que dans son laboratoire, il a souvent senti que ses mains étaient plus intelligentes que sa tête : quand une expérience se passe bien, c'est « comme une conversation silencieuse avec la nature. »

Safari photo

   Pendant 24 heures, photographiez avec votre téléphone cellulaire les situations que vous rencontrez qui parlent de physique. C'est un bon exercice pour découvrir à quel point elle fait partie de notre quotidien. Vous pouvez aussi choisir la chimie ou la biologie. Comparez vos photos à vos souvenirs d'école.Voici mes photomontages : 





Les messages cachés

   Nous passons des centaines d'heures à tracer des symboles mathématiques sur le tableau noir, mais combien de minutes à nous interroger sur la symbolique que nous transmettons malgré nous ? Ces messages cachés se sont imprimés en nous de manière inconsciente, et pourtant nous avons la responsabilité de décider de les transmettre aux élèves, ou de les renier.

   Il m'est souvent arrivé le premier jour de classe d'entendre un élève murmurer : « Une prof de physique femme. Etrange... » Un jour j'ai réalisé que j'entretenais ce stéréotype en portant des vêtements gris avec des épaulettes, en m'attachant les cheveux, en ne portant pas de bijoux. Le message transmis à mes élèves filles était clair : « il n'y a pas de place pour la féminité dans les sciences dures. » La crédibilité d'une prof de physique est-elle entamée si elle est blonde, porte une robe moulante et met du vernis à ongle fushia ? Depuis, je me suis accordé le droit d'être moi, dans mes choix de vêtements mais surtout dans mes choix pédagogiques. Je cherche des exemples vécus par les élèves. Je refuse de donner des problèmes à propos d'armes de guerre ou de chasse. J'élimine tous les exercices sur les véhicules qui brûlent des énergies fossiles pour les remplacer par des marcheurs et des cyclistes. Je parle des prouesses technologiques de la nature.

   Lors de mon Master en pédagogie, j'ai pris conscience du processus inconscient de masculinisation qui s'était mis en place dès mon entrée à l'université. Lire sur l'histoire de la symbolique féminine, et sur la place des femmes dans l'histoire des sciences, m'a fait prendre conscience que le monde des professeur(e)s de physique peut être différent. J'ai changé d'attitude envers mes collègues : je ne me vis plus comme une personne minoritaire quémandant le droit d'être écoutée, reniant son droit à la différence.

   Les difficultés rencontrées par les femmes sont souvent proches de celles rencontrées par des groupes minoritaires. Le professeur Corbeau, dont je parlais au Chapitre 2, a refusé de rédiger sa thèse de doctorat sous prétexte que le langage écrit est un mode d'expression occidental qui ne lui permettait pas d'exprimer ce qu'il avait à dire, car dans sa tribu, le savoir se transmet par la tradition orale. Le Canada étant le pays des compromis, il a finalement accepté d'écrire sa thèse, sans ponctuation et sans majuscule, en marquant les silences par des espaces de longueurs variées, si bien que le texte n'est compréhensible que lu à voix haute. Dans sa bibliographie, il a cité sa grand-mère et son oncle, qu'il considère comme des livres vivants.

Tous les livres contiennent des histoires

   Si on vous demande de raconter la fécondation humaine, quelle histoire raconterez-vous ? Pour s'amuser, voici deux descriptions possibles d'un même phénomène naturel.27

Livre de biologie inspiré par la Belle au bois dormant

Chaque femme possède 1 million de follicules à la naissance, qui sont stockés dans les ovaires comme des pots de confiture sur des étagères. Ils tombent un à un chaque mois. Seuls 400 seront utilisés, le reste sera perdu à la ménopause, quand les ovaires deviennent tout flétris et inutilisables. L'homme, lui produit constamment de nouveaux spermatozoïdes : plus de 100 millions par jour. Au moment de la fécondation, l'ovule attend patiemment. Les spermatozoïdes, propulsés par le force de l'éjaculation, arrivent en masse. La traversée de la moite noirceur de l'utérus n'est pas sans danger : nombre d'entre eux meurent d'épuisement. Grâce à leur puissante flagelle, les survivants atteignent leur but. Sans eux, l'ovule serait destiné à mourir. Mais ils trouvent la force de pénétrer la membrane protectrice de l'ovule. Seul le plus vaillant parviendra à le féconder.

Version alternative

Pour une raison inconnue, l'homme produit beaucoup plus de spermatozoïdes que nécessaire : plus d'un million produit chaque jour quand il en suffit d'un pour la fécondation. La femme, elle, expulse seulement un ovule par mois dans ses trompes de Fallope. Le voyage entrepris par les spermatozoïdes après l'éjaculation est plein d'encombres : substances toxiques, procédés contraceptifs, égarement. Une grande majorité meurt avant même d'avoir atteint l'ovule. La flagelle du spermatozoïde ne lui sert malheureusement pas à avancer, mais à faire bouger sa tête de droite à gauche pour éviter d'être piégé par les cellules qu'il rencontre. L'ovule doit inventer un mécanisme pour l'attraper, des molécules adhésives, tel une araignée attendant les mouches. Une fois pris au piège, le spermatozoïde affolé libère des enzymes qui ramollissent la couche externe de l'ovule. Ce dernier peut ainsi l'absorber. Il déplace ensuite son noyau à grande vitesse pour le mettre en contact avec le petit gamète mâle, qu'il va guider vers le cœur du noyau femelle pour accomplir la fécondation.


The blazing world

   Quarante ans après que Francis Bacon ait publié la Nouvelle Atlantide, où le monde est gouverné par les grands prêtres de la nature, Margaret Cavendish répondit en écrivant son propre roman utopique (1666). Margaret s'était vue refuser l'entrée du cercle des « philosophes de la nature » à la Royal Society. malgré ses travaux scientifiques. Inventrice de la science fiction, elle publia the blazing world , l'histoire d'une belle jeune femme arrivant dans un monde polaire aux lumières envoûtantes. Elle y devient impératrice et règne sur des êtres mi-hommes, mi-animaux . Les oiseaux sont des astronomes, les mathématiciens des araignées, et les scientifiques des poissons et des vers de terre. Elle se bat pour l'égalité des sexes et la paix. Elle y organise une conférence scientifique, sur des questions qui restent sans réponse. Elle conclut: "Les œuvres de la Nature sont si variées et si merveilleuses qu'aucune créature n'est capable de comprendre son fonctionnement. »

Langage

"Quand il s'agit des atomes, le langage ne peut être utilisé que comme en poésie. Le poète, lui aussi, n'est pas tant préoccupés par la description des faits que par la création d'images. Il est faux de penser que la tâche de la physique est de trouver comment la nature est. La physique s'intéresse à ce que l'on peut dire de la Nature."   Niels Bohr


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1Yvonne Choquet-Bruhat. La première femme élue correspondant de l'Académie des Sciences était Marguerite Perey, en 1962
2Aux Etats-Unis. Hewlwett at al., 2008.
3 Moss-Racusina et al., 2012.
4 Hill, Corbett and St. Rose, 2010.
5Les 1% les meilleurs, Guiso et al., 2008
6 Wertheim, M. (1995). Pythagoras’ trousers: God, physics, and the gender wars. New York Times Books/Random House.
7 1561-1626
8Merchant, 2001
9“nature as a dull affair, soundless, scentless, colourless; merely the hurrying of material, endlessly, meaninglessly” (Whitehead, 1933)
10 Bordo, 200. Bordo attribue à Descartes la séparation entre le corps et l'esprit mais cette attribution a été mise en doute.
11 Poincaré, 1902/1968.
12 Harding, 2001
13“Les femmes dans l'histoire du CNRS,” 2005
14 Hazari, Sadler and Tai, 2008
15Shank, 2009.
16Osler, 2009
17 Wertheim, 1997
18 Hall, 1956
19 Leiss (2008)
20Wolpert, 1993
21Snow, 2013.
22 L'« haptique » est la science du toucher et de la kinesthésie, c'est-à-dire de la perception de la position des membres en relation avec la position du corps dans le champ de gravité de la Terre.
23 Classen, 2005, p 13
24 Paterson, 2007
25« Oh ! Je comprends maintenant » ou « Oh ! Ça fait du sens »
26La réponse est C. En classe, nous pratiquons l'exercice 2 avec des dynamomètres à la place des élastiques
27Martin, 1996

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